Après une tournée expresse des tiers-lieux les jours précédents, le temps est à l’analyse. Enfin, c’est ce que j’avais anticipé. Mais rien ne se passe jamais comme on le souhaite. Au programme de cette semaine : Batman, Koh-Lanta, Francis Cabrel, Paf le chien, Donald Trump, Léonard Cohen et la Petite Sirène.
Sweet and lowdown
Depuis mon départ, ma route est faite de détours. Au gré des rencontres et des opportunités, je bifurque, je dévie, je rallonge ou je raccourcis. Et pour quelqu’un comme moi qui tente de toujours tout contrôler – mon trajet était optimisé au kilomètre près –, c’est une source de frustration quotidienne. Pourtant, plus le temps passe et plus je parviens à me laisser porter. Plus j’en perçois les bienfaits, plus j’arrive, peu à peu, à lâcher prise. Les deux dernières semaines – et plus généralement les six derniers mois – m’auront notamment beaucoup rassuré sur ma capacité d’adaptation et de prise de décision. – « Sois toi-même, vis ta vie, pas d’attentes, pas de regrets » répété inlassablement ; comme un crédo auquel je m’accroche pour aller au bout de mes choix.
Mouflette et compagnie
« Tenei te ta ngata puhuru huru nana nei i tiki mai » (guerrier Maori)
Celui d’Agathe c’est : - « On n’a rien sans rien ». J’ai rejoint mon amie d’enfance à Molières, dans le Tarn et Garonne, pour six jours. Une des deux semaines de vraies vacances que je me suis octroyé sur mon trajet. Je connais Agathe depuis que je suis né ; bien que, logiquement, je ne garde aucun souvenir de nos premières rencontres. Nos parents sont très bons amis et nous grandissons à quelques kilomètres l’un de l’autre. Agathe n’est néanmoins devenue une amie proche que depuis notre voyage en van en Nouvelle Zélande il y a près de quinze ans déjà. Un mois et demi de vadrouille sans d’autre but que de parcourir de long en large le pays du long nuage blanc ; inoubliable. Depuis, sa trajectoire m’impressionne. Partie de rien et mue par une volonté et une envie à rendre jaloux un rugbyman à cinq mètres de la ligne d’en-but, Agathe est aujourd’hui gérante de deux boutiques de décoration et d’articles pour enfants dans la région de Lille. Mouflette – du surnom de son compagnon –, s’est même offert le luxe d’ouvrir sa deuxième vitrine en pleine crise sanitaire, au cœur des vieux quartiers. Le terme de luxe est néanmoins très mal choisi ; car pour en arriver là, Agathe et Rémi ont travaillé sans relâche, s’octroyant de très courtes périodes de repos. – « On n’a rien sans rien ».
Super-héros
« A ton avis, c’est qui le plus fort entre l’éléphant et l’hippopotame ? » (Simon Jérémi)
Devant la piscine, les trois enfants qui rythment une bonne partie de nos journées sont en plein débat : « A ton avis, c’est qui le plus fort entre Batman et Iron Man ? ». J’avoue ne pas trop avoir d’avis sur la question mais je sens bien qu’ils ne me lâcheront pas tant que je ne leur aurais pas donné mon favori. Je tente mentalement d’évaluer les forces des deux super-héros. Ça me rappelle une émission sur RMC Découvertes sur laquelle j’étais tombé il y a quelques années. L’objectif était de désigner l’animal le plus fort entre le lion, l’ours, le pygargue à tête blanche et le cobra. Pour chaque capacité de l’animal – vitesse, résistance, etc. – une note était attribuée. Et à la fin, on somme tout ça et pouf, on sait enfin qui est l’animal le plus fort du monde. Pratique. J’essaye d’appliquer la même méthode pour Tony Stark et Bruce Wayne. J’y verrai certainement plus clair avec un tableau croisé-dynamique… Heureusement, Rémi vient à ma rescousse : – « C’est Iron Man bien sûr ! » - même si au fond de lui, il sait que c'est Zorro le plus fort. Les garçons acquiescent. On est tranquilles pour quelques heures. Enfin, c’est ce que je pensais car le débat est loin d’être terminé : – « Et entre Iron Man et Spiderman alors ? ».
Koh-Lanta
« Ah ! » (Denis Brogniart)
En dehors de ces moments d’intenses réflexions, le séjour est des plus reposants. Et même si j’adore me laver en pleine nature, je ne suis pas mécontent d’avoir accès à une douche chaude. Dans la salle de bain, un miroir est fixé au-dessus de l’évier. Ça fait un mois maintenant que je ne me suis pas regardé entièrement dans la glace. Je m’imagine alors aventurier de Koh Lanta après quarante jours quand, surprise, les derniers « survivants » découvrent un miroir et une balance sur la plage. Les joues creusées, la barbe, le ventre amaigri, etc. Certains vont jusqu’à fondre en larmes devant leur image ou sur la balance. Je suis extrêmement déçu ; mon corps ne semble pas avoir bougé depuis mon départ. Pire, j’ai même le sentiment d’avoir repris un peu de bide. Bon, en même temps, je ne me rationne pas vraiment ; je ne participe pas non plus à des épreuves de confort ou d’immunité. C’est peut-être ça la clé ! Alors que cette révélation me frappe de plein fouet, Kevin – alias Bogus – revient à la maison après plus de soixante kilomètres de vélo. L’envie de sport me prend soudainement et sentant mes muscles en demande d’adrénaline, je lance aux copains – « Pétanque ? ».
Canard VS Ecureuil
En milieu de semaine – et en pleine séance de sport intense dans mon hamac –, je reçois un message de Diane. La Hêtraie de la Réserve Naturelle de la Forêt de la Massane, dans les Pyrénées Orientales, est inscrite au Patrimoine Mondial de l’UNESCO, tout comme celle de la Réserve Naturelle du Massif du Grand Ventron, dans les Vosges. Il s’agissait d’un des derniers dossiers restés en suspens au moment de mon départ. Enfin, la France est représentée au sein de ce grand réseau européen de forêts de hêtre ! Je ressens une grande fierté. Avec les gestionnaires des deux réserves, nous travaillions sur cette candidature depuis début 2018 ; une éternité. Il aura fallu faire face à de nombreux obstacles, dont certains mis sur notre chemin par nos institutions elles-mêmes. J’ai une pensée pour mon ami Raúl, de la Réserve Naturelle de Py et dont la candidature a reçu, au dernier moment, le véto du principal propriétaire foncier de la réserve : la Caisse d’Epargne. Alors que l’Ecureuil se gargarise d’être partenaire du prochain congrès mondial de l’UICN* en septembre à Marseille, son Directoire a délibéré en défaveur de la candidature de Py. La raison : les activités de chasse sont susceptibles d’être impactées. La Caisse d’Epargne valorise en effet sa propriété essentiellement via la chasse privée qu'elle loue à des chasseurs du monde entier en quette de trophée (notamment l’isard, le chamois local). Décision d’une nullité absolue quand on sait que seuls 5,5% de la propriété de la Banque sont concernés par le classement qui, en plus, n’entrave pas ce type d’activités… Allô, le Canard Enchainé ?
* L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature
La cabane au fond du jardin
Vendredi, au réveil, le temps est maussade ; toute la nuit, la pluie a résonné sur le toit tôlé de la cabane au fond du jardin qui m’a servi de refuge pour la semaine. Pourtant, je me sens plutôt en forme et décide de me lancer dans le ménage et le rangement du camion. Propre et prêt pour le départ, j’ai presque l’impression qu’il me sourit. Après le repas, je retourne dans le Tarn retrouver pour le weekend Canelle et Baptiste, expatriés à Pampelonne, ainsi que nos amis communs. Au moment où je quitte le petit chemin enherbé en bordure de la maison, mes colocataires de la semaine et les fans d’Iron Man me saluent de la main. Et comme à chaque fois que je quitte un lieu, et sans que j’en comprenne véritablement la raison, l’émotion me submerge presque immédiatement. Mais ce n’est rien ; j’ai appris à accepter ces pensées négatives. Je les imagine comme des nuages ; et les nuages passent toujours.
Tripatte le chien
« Pas de palais, pas de palais » (Amonbofis)
A Pampelonne, il y a un mystère qu’aucun de mes acolytes ne parvient à résoudre. Cela fait deux jours que nous sommes là et nous avons déjà croisé trois chiens à trois pattes. Un débat existentiel s’engage ; décidément, c’est la période. – « C’est quoi le plus handicapant ? Une patte à l’avant ou une patte à l’arrière ? ». Je n’ai toujours pas d’avis et décide de couper court à l’échange en allant m’essayer au palet vendéen… ou breton… je ne sais plus. Une histoire de support, en bois ou en plomb, d’après ce que j’ai compris. Dans tous les cas, je suis extrêmement mauvais. Même parvenir à poser le cochonnet sur la plaque me semble être un énorme défi. Adrien et Edouard, eux, placent les palets là où ils veulent qu’ils tombent. Lola se débrouille bien aussi mais elle a des gènes vendéens alors c’est de la triche. Claire et moi n’en avons pas et nous nous supportons l’un l’autre même si nous ne sommes pas dans la même équipe. La plupart du temps, nos palets tombent à côté de la plaque – l’expression viendrait-elle de là ? – ou font mine de s’arrêter et continuent de rouler dans la direction opposée du cochonnet. Finalement, ne serais-je pas meilleur à la table ronde sur les chiens à trois pattes ? Je pars me resservir un verre de rosé et médite sur l’absurdité de cette question.
Humour trumpiste
« The beauty of me is that I’m very rich » (Donald Trump)
Le samedi soir, nous nous rendons à une soirée dans un éco-lieu : les chloropy-liens. Autour d’un ancien corps de ferme, le collectif a monté un projet mélangeant habitat collectif, productions agricoles et artisanales, organisation d’événements festifs, artistiques et culturels. – « Pas le même pot mais la même confiture ». Les mots de Mathieu, rencontré à La Distillerie de Lodève résonnent dans ma tête au moment où nous arrivons au hangar, nouvellement réhabilité. Pour l’occasion, nous avons décidé de nous déguiser ; pourquoi, je n’en sais rien. Peut-être la rando en forêt tropicale humide de l’après-midi nous a-t-elle rendue fous. Peut-être étions-nous tous jaloux du magnifique mulet naturel d’Edouard. Quoiqu’il en soit, j’ai choisi une magnifique casquette rouge avec l’inscription désormais mondialement connue : Make America Great Again. Avec ma veste en poil de chèvres des montagnes, j’aurais pu faire partie de la troupe de fanatiques qui a envahi le Capitole en début d’année. Au bar, les regards sont inquisiteurs : – « Qu’est-ce que tu veux ? ». – « Oh juste racheter votre ferme pour en faire un Mc Do ». Bon, ça ne prend pas super, super. A un autre qui me dit qu’il n’est pas bon d’affirmer mes couleurs politiques, je lui réponds que je suis daltonien et que je n’avais pas vu que la casquette était rouge. Fail again. Ces gens n’ont aucun humour.
So long, Marianne
Sur la route de Toulouse le lendemain, je rumine encore. J’avais envisagé pendant cette semaine de repos de prendre le temps d’analyser un peu plus en profondeur les lieux visités jusque-là. Et je n’y suis pas parvenu. Ecrire mon journal de bord me prend déjà tellement de temps et je ne veux pas perdre le rythme. Et je préfère passer du temps à profiter de mes amis – que je vois rarement – plutôt que de me plonger dans l’analyse de modèles économiques. Enfin, je n’ose pas me l’avouer mais je n’ai pas la tête à ça. Contactée par mail, Lolita me rassure : - « Fais ce que tu aimes faire, profite de tes rencontres ; tu auras bien le temps de faire cette analyse à ton retour ». Je sais qu’elle a raison mais je m’en veux. J’ai l’impression de trahir ceux qui me soutiennent dans ce projet et qui préféreraient sûrement en savoir plus sur les tiers-lieux que sur mon quotidien qui, sans nul doute, reste d’une extraordinaire banalité. Sur ces pensées, je parviens au niveau de Montastruc-la-Conseillère, chez mon ancien collègue et ami Cédric – ou Pépouse pour les intimes. J’arrive en plein Trivial Pursuit : - « Quel est le nom de la muse de Léonard Cohen ? ». J’ai de la chance, j’ai écouté So long, Marianne sur la route. Les garçons remportent la victoire après près de cinq heures de jeu. De rien.
Humour dématérialisé
« Il y a quelqu’un dans mon lit » (Cédric)
Au réveil, Cédric me dit qu’il doit partir récupérer quelque-chose en ville. Je me rendrai compte plus tard qu’il a été acheté des gâteaux à la boulangerie pour mon anniversaire. J’ai des collègues fantastiques. J’ai trente sept ans depuis quelques heures et je ne sais pas quoi penser. C’est bien ou ce n’est pas bien ? C’est vieux ou c’est jeune encore ? Moi, je n’aime juste pas le chiffre sept ; le reste m’importe peu. Enfin presque, l’horloge tourne quand même. Au moins, je reste un peu con. Ce matin, Cédric a organisé un café-visio avec mon ancienne équipe. Allongé sous la couette derrière lui, j’ai attendu que tous soient en ligne pour grogner et leur faire la surprise de ma gueule enfarinée. Des sourires francs, d’autres plus gênés ; peut-être est-ce mon humour finalement. Mais je sais que nous sommes contents d’échanger, même si la visio manque cruellement d’humanité.
Feeling privilégié
« Sous l'océan, sous l'océan. Doudou, c'est bien mieux, tout l'monde est heureux sous l'océan » (Sébastien)
Plus tard, sur la route qui me mène à la gare de Perpignan, où je dois récupérer Jérémy, je ne peux m’empêcher à nouveau de laisser éclater la boule au fond de ma gorge. Seulement, cette fois, je m’indigne et m’engueule. Stop, ça suffit ! Je me calme et lance le podcast de Michka Assayas sur Bob Dylan, le quatrième épisode depuis mon départ. Je tente de ne pas prêter attention aux paroles des premiers morceaux et m’enfonce dans mon siège. La route des Corbières est magnifique, le ciel est bleu et la chaleur est revenue. Et, cerise sur le gâteau, Jérémy m’a proposé d’aller plonger dans la Réserve Naturelle de Cerbère-Banyuls en fin de journée. Je connais Jérémy depuis dix ans environ. Dix ans que nous finissons parmi les derniers « survivants » à la soirée des terroirs, au congrès des réserves naturelles. Dix ans que j’entends son accent chan’tant qui ferait le bonheur du plus vil des glottophobes. La route qui longe la Méditerranée depuis Argelès serpente entre les vignes : nous longeons Collioure, Port-Vendre puis enfin Banyuls. Le chemin empierré qui descend au Cap de l’Abeille où nous nous rendons descend en épingle ; je ne suis pas rassuré. Jérémy me donne des indications et nous parvenons à nous garer en terrain plat à quelques encablures de la mer. Le soleil descend quand nous parvenons au bord de l’eau. Je me sens privilégié ; comme je l’ai souvent ressenti dans ce voyage mais aussi à d’autres occasions. Ce qui est un peu idiot puisque rien ne nous tombe jamais dans le bec sans crier gare. Peu importe, je suis content d’être là. Dans quelques minutes, je vais plonger dans l’eau chaude de la Méditerranée et observer loups, serrans, mulets, corbes ou autres crénilabres – et me rend compte, au passage, que je ne connais que les noms de poissons qui se mangent ; quelle vision utilitariste ! Il y a cependant une condition à cette aventure : je dois partager mon lit avec Jérémy ce soir. En nous imaginant serrés comme des sardines sur mon lit d’un mètre vingt de large, je crois entendre la voix d’Agathe qui résonne : - « On n’a rien sans rien, Nicolas ».
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