Après La Roue, le Moulinage de Chirols où j'ai été bénévole à l'occasion des rencontres tiers-lieux 2021. Pas facile de résumer ces trois jours particulièrement denses... Dans cet article : Eddy Mitchell, Bernard Werber, Top Chef, Excel, Make the glaciers great again, Terence Hill, Groot et mélancolie passagère.
Le Moulinage de Chirols est un projet éco-solidaire dont l'objet est de rénover un ancien moulinage en Ardèche pour en faire un lieu d'activités et d'habitat participatif. Situé dans la Vallée de la Fontaulière, le Moulinage est une véritable ruche où fourmillent de nombreuses personnes qui forment un collectif solidaire. Acquis en 2019, le bâtiment est en chantier mais déjà certaines salles commencent à prendre forme. Lors de ma visite, le lieu accueillait les rencontres tiers-lieux 2021 organisées par le réseau RELIER et la CREFAD. EN SAVOIR PLUS SUR LE MOULINAGE DE CHIROLS
La Montagne ardéchoise, les Vosges du Sud
« Toujours un coin qui me rappelle » (Eddy Mitchell)
Je quitte Chabeuil vers 12h30. Je suis un peu en retard. Christelle, avec qui je suis en contact au Moulinage de Chirols, m’a suggéré de venir vers 14h ; et j’ai deux petites heures de route. Je suis content de quitter la vallée du Rhône où il n’y a de place que pour l’homme, ses industries, ses quartiers d’affaires et ses grosses zones commerciales. Au fur et à mesure que je me rapproche de Chirols, je reconnais des endroits par lesquels je suis passé l’année auparavant : Pont-de-Labeaume, Meyras, Saint-Pierre-de-Colombier. La Montagne Ardéchoise a compté parmi mes plus belles découvertes ces dernières années. Habitué à gigoter vers les Gorges plus au sud, je n’avais jamais eu l’occasion de découvrir cette autre Ardèche, plus verte, plus montagneuse, plus secrète.
Le Moulinage, cette formidable fourmilière
A l’entrée du Moulinage est installé depuis une dizaine d’années le Fournil Les Copains, une boulangerie coopérative et culturelle mêlant fabrication du pain, bar, restauration, marché des producteurs et concerts. Au Moulinage, ça grouille déjà. Les équipes sont en plein préparatifs des rencontres qui démarrent le soir-même. Christelle m’accueille et me fait faire un rapide tour du bâtiment. Une ancienne et énorme usine de filage dont l’activité s’est arrêtée il n’y a pas si longtemps, à la fin des années 90 (si j’ai bonne mémoire). Le potentiel est énorme et le collectif l’utilise brillamment. A chaque fois que je visite des lieux alternatifs, je ressens une forme d’admiration pour toutes ces fourmis qui retapent, construisent, organisent et créent de l’émerveillement. Le collectif a acquis le Moulinage en 2019 et ce qui a déjà été réalisé me semble incroyable ; ce qu’il reste à faire aussi.
Le plaisir de redevenir bénévole
« Tu le sens ce goût d’huitre ? » (Christelle)
Je suis affecté à la cuisine. Laurence coordonne l’activité mais les responsabilités sont partagées avec Léa, Christelle et Sylvain. Les menus ont été imaginés à l’avance mais l’équipe se donne la liberté de les faire évoluer à chaque instant et on ne perd pas de temps en palabres. Les décisions sont vite prises et traduites en actions. Comme une jeune ouvrière qui viendrait d’arriver dans une fourmilière déjà bien structurée, j’exécute à la lettre toutes les tâches qui me sont proposées : trier les herbes aromatiques, éplucher tout ce qui s’épluche, découper tout ce qui se découpe, etc. Une petite main un peu malhabile mais pleine de bonne volonté. D’autant plus que les responsables sont attentifs au bien-être des bénévoles. – « Va faire une pause ». – « Va à ton rythme ». De temps à autre, je m’extrais de la ruche pour aller butiner. La qualité de la présentation des assiettes n’est pas une option ; tous les plats dégustés par les participants sont ornés de petites fleurs de badiane ou d’origan que je prends beaucoup de plaisir à aller chercher.
Les tiers-lieux, ces trucs impossibles à nommer
« Ne me parlez plus de tiers-lieux ! » (un participant sur deux)
Les participants commencent à affluer. Sur les deux journées des rencontres sont attendues environ 110 personnes. Une librairie est installée à l’entrée du Moulinage et les premiers arrivés s’y pressent déjà. On y trouve de tout sauf des romans de Guillaume Musso ; étrange. Dans ces ouvrages, on réinvente le travail, on décortique les conflits, on joue avec les mots, on théorise sur des concepts alternatifs, on s’émancipe, on rêve et bien entendu on parle de tiers-lieux. Ou de « trucs » ; car l’appellation « tiers-lieux » fait débat aux rencontres tiers-lieux. Le concept recouvre en effet beaucoup, beaucoup de choses et nombreuses sont malheureusement les opportunités de dévoyer ses principes de base, en particulier l’ouverture et la non-lucrativité. Parmi ces opportunités, les appels à projets – et donc la possibilité d’obtenir des subventions – ont eu un écho particulièrement fort. Combien de lieux se sont-ils découverts tiers-lieux ? Probablement la moitié des 2 000 et quelques lieux recensés par France Tiers Lieux, une association nationale créée en 2018 et dont l’un des objectifs – « structurer la filière des tiers-lieux en France » – doit certainement faire hérisser les poils d’une partie des congressistes réunis au Moulinage.
Top chef en tiers-lieu
Dans une heure, les tables doivent être servies dans le Studio 1, une ancienne salle des machines reconvertie en salle de restauration pour l’occasion. Une chaine est organisée en cuisine, les assiettes passent de main en main au fur et à mesure que sont déposés spaghettis de courgettes, salade de lentille, polenta ou encore houmous. Le rendu est vraiment très beau et ma tâche est ardue puisque je dois le sublimer davantage en décorant les plats des fleurs que j’ai ramassé plus tôt. La dernière assiette est partie en salle, l’équipe s’applaudit et peut enfin souffler. Il est 19h30 ou 20h et j’ai repéré qu’il y avait un bar. Je vous ai dit que j’aimais bien les bars ? Retour en cuisine, les assiettes sales affluent avec de nouveaux bénévoles ; dans ce réseau, tout le monde met la main à la pâte, personne n’est plus important que le collectif. Alors que la moitié de la vaisselle est déjà lavée, séchée et rangée, Christelle nous propose d’aller voir le spectacle proposé par Juliette Z et La Zinuite. Tellement bienveillante cette Christelle.
Babel, Le Grand Autre, la Termitière Géante et Excel le Grand Tableur
« Neunundneunzig Lufballons auf ihrem Weg zum Horizont » (Nena)
La salle applaudit de toutes ses mains. Je me rends compte que je n’avais pas applaudit depuis… je ne sais même plus à quand remonte la dernière fois ; nous avons été tellement privés. Quelle claque, quel récit, quelles comédiennes ! BABEL est tellement multiforme que rédiger une critique m’apparait comme un exercice impossible tant tout s’entremêle : le conte, le clown, la philosophie, la critique sociale, les chants ethniques et les tubes des années 80’. Et ces expressions sur le visage des quatre femmes : tantôt virevoltants, tantôt intrigants voire parfois effrayants. Tant de sons et de langues ; on y entend du français bien sûr mais aussi de l’anglais, de l’allemand, du créole et d’autres sonorités que je n’ai pas su reconnaitre et dont l’exploration parait pourtant un jeu d’enfants pour ce quatuor. Une chose est certaine : je ne verrai plus jamais Excel de la même manière. Dehors, toutes les bouches tentent de mettre des mots sur des ressentis mais aucune n’y parvient véritablement. Ce n’est qu’à l’unisson de chacune d’elles que figure la vérité : on en a pris plein la gueule.
Jamais loin des réserves
Accoudé au bar, je suis interpellé : - « Hey, on ne serait pas déjà croisé à Annecy ? ». On démêle nos histoires, on essaye de recouper nos trajectoires et tout s’éclaire à l’évocation de Jean-Baptiste Bosson, célèbre glaciologue (même s’il rougira de cette mention) et ami. Antoine est le collègue de JB ; ils travaillent tous deux pour le Conservatoire d'Espaces Naturels de Haute-Savoie (ASTERS). Autrement dit, Antoine fait partie de mon « ancien » monde et d’ailleurs, ce n’est pas la première fois que nous nous retrouvons à déguster des bières. Antoine est de tous les congrès des conservatoires et j’ai eu la chance d’y représenter mon ancien réseau à plusieurs occasions. Il fait aussi partie du collectif de l'Écrevis à Annecy, un lieu qu'il faut absolument que j'aille expérimenter. A la mention de Dijon, il évoque le Rézo'Fêt'Art et il faut croire que nos trajectoires sont bien plus entrecoupées que nous ne le pensions : - « Tu ne connaitrais pas Flo ? ». – « Ah bah si, je lui envie sa voix ». Déjà à La Roue le Monde paraissait petit. Il est en fait ridiculement minuscule. Dernière bière, dernière cigarette. A côté de nous, des irréductibles évoquent les dérives de l’agriculture productiviste en dégustant une poire maison réalisée par Thomas. Je m’écroule dans le van ; la journée de demain va être longue.
Mon nom est personne
Le lendemain matin, je suis assis parmi les participants et assiste à la plénière d’introduction : « Tiers-lieux, espaces tests, installation progressive ». Mon cerveau tente d’intégrer un nouveau jargon, des enjeux méconnus et la poire de la veille n’aide pas. Au micro, Félix, le Grand Ordonnateur de ces rencontres, se fait le relai de ma demande : - « Nicolas recherche des tiers-lieux culturels où s’immerger quelques jours dans les deux prochaines semaines ». Je me lève pour qu’on me reconnaisse, bredouille quelques mots, me rassoit et me flagelle intérieurement. Alors que j’avais une belle opportunité, je n’ai rien dit du fond de mon projet, de la raison pour laquelle je réalisais cette tournée. J’ai l’impression de revivre mes premiers congrès des réserves naturelles ; comme un intru illégitime. Je ne suis encore personne. Je me plais néanmoins à imaginer que je suis au début d’un mouvement, comme les gestionnaires de réserves naturelles ont dû le ressentir au début des années 80’. Si je dois souhaiter une chose au réseau des tiers-lieux non lucratifs – puisque c’est ce qui les rassemblent ici – c’est de résister à la tentation de l’institutionnalisation. Pas sûr qu’ils y parviennent…
Gardiens de la Galaxie et scottish des Zéoles
« Come on now, get up and live your life » (un homme heureux)
L’après-midi, rebelotte : épluchage, découpage, cueillette, dressage, service ; le tout dans une ambiance tantôt reggae, tantôt salsa. Au moment où passe la première chanson de la bande originale des Gardiens de la Galaxie, je ne m’arrête plus de chanter. Victor, fraichement arrivé de Normandie me file un coup de main. Dehors, les congressistes font grève de l’intérieur et les assiettes reprennent le chemin inversent et finissent sur les tables de la terrasse, déjà pleines des petits plaisirs trouvés sur le marché des producteurs l’après-midi. Je suis convié à une table et me rends compte que mes invités travaillent au Château Pergaud, un des tiers-lieux qui m’avait été conseillé par Aude, une amie, pour mon projet. Je bafouille en tentant d’expliquer les raisons qui m’ont conduit à ne pas retenir ce lieu mais mon interlocutrice n’en prend pas ombrage. Mieux, elle trouve ma démarche intéressante et propose que nous nous contactions dans les prochaines semaines pour échanger davantage. Devant le bar, une mini- chorale s’est formée et leurs chants résonnent dans nos corps bien nourris.
Un concert s’improvise en bas, au Fournil les Copains. La terrasse est remplie et mélange des habitants, des touristes et des participants aux rencontres. Le petit groupe qui démarre timidement fait se lever un homme d’une cinquantaine d’années qui exhorte les personnes attablées à le rejoindre dans sa danse folle et un poil alcoolisée. Le pire c’est qu’il réussit son coup le bougre ! Quelques minutes plus tard, la piste de danse est dégagée, des mains et des corps se rejoignent et un bal folk est improvisé. Encore un point commun avec le réseau des réserves ; tout finit toujours en bal folk. A la pause, les instruments laissés par leurs propriétaires me font de l’œil. J’ai un petit coup dans le nez et habituellement ça m’aide à franchir le cap. Mais pas cette fois. Plus depuis un moment pour tout dire. J’ai perdu ces derniers mois une partie de mon mojo et je sens que je dois être patient car la confiance ne reviendra pas tout de suite. De retour au Moulinage, l’ambiance est calme, la mélancolie me gagne, j’en profite pour m’éclipser.
J’ai été croqué !
Vous avez déjà épluché de l’ail à 9h du matin ? Moi pas. Alors que j’imaginais la tâche un peu pénible, il n’en est rien (d’ailleurs, aucune tâche ne l’a véritablement été) : Marie-Ange et Victor se joignent à moi pour déshabiller les gousses d’ail de leur chemise de printemps et l’ambiance est agréable. A côté de moi, Barbara nous croque de ses crayons de couleurs et nous voyons progressivement apparaitre la scène que nous sommes en train de vivre. Barbara est très douée, comme ses acolytes qui réalisent sur de grands panneaux des synthèses dessinées des échanges lors des plénières ou des ateliers. Après le déjeuner, toute l’équipe de cuisine est chaleureusement applaudie par l’ensemble des congressistes et j’entends Céline – avec qui j’ai partagé une danse la veille – dire qu’elle n’avait jamais été applaudie. Je réalise alors la chance que j’ai et que j’ai eu de l’avoir été et à plusieurs reprises ; que ce soit dans le cadre de mon travail ou à l’occasion de prestations dylanesques plus ou moins abouties. On devrait tous se faire applaudir de temps en temps, juste comme ça, pour être nous tout simplement.
Foutue mélancolie
Lors de la plénière de clôture, un rapport d’étonnement est dressé par quatre femmes. Je retiens deux mots-clés : transformation (de lieux, du travail, de soi) et transmission (des expériences, des idées, des explorations). Thomas avait rappelé la veille l’importance de raconter des histoires. Ça résonne bien en moi, forcément. Dehors, j’ai l’opportunité d’échanger avec plusieurs personnes intéressées par mon projet. Nous échangeons nos contacts et je promets de les tenir informés si toutefois ma route passait par chez eux. Loraine, de la Trame 07 qui coordonne les tiers-lieux ardéchois, me suggère de contacter le PlatØ7, un tiers-lieu culturel à proximité.
Ça sent la fin, les salles sont vidées en un rien de temps et des chaines s’organisent pour tout ranger sous un soleil de plomb. J’hésite à rester une nuit de plus. Peut-être est-ce la fatigue mais je me sens à fleur de peau. Et il n’en faut pas beaucoup pour que je ressente que je n’ai pas ma place dans un collectif qui semble vouloir retrouver le calme du lieu, leur intimité, loin des réflexions et de l’agitation de ces dernières journées. Je ne les en blâme pas, je comprends et j’invente un mensonge un peu éhonté pour me défiler ; une faiblesse temporaire. S’ils me lisent, j’espère qu’ils ne m’en tiendront pas rigueur.
J’avais repéré l’année dernière un spot qui se trouve être à 5 km de là et le rejoins au bout de quelques minutes. Le lieu est désert et on entend couler plus bas la Fontaulière, un affluent de l’Ardèche. Le ciel se couvre de gros nuages gris mais la pluie ne tombera pas ce soir, ni cette nuit. Après une semaine d’échanges et de rencontres, je suis content de me retrouver seul. Et pourtant, je commence à ressentir le poids de la solitude. Des petits poissons transparents frayent sur mon visage. Toujours un coin qui me rappelle…
"Tout finit toujours en bal folk" <3 <3 <3