Après la Haute-Loire, la Drôme, l’Ardèche, le Gard, l’Hérault et le Tarn, me voici dans les Pyrénées-Orientales. Je traverserai d’ailleurs la chaine montagneuse les deux prochaines semaines avant de rejoindre les Landes et l’Atlantique. Cette semaine, j’ai rendez-vous à l’Entonnoir… et je ne sais absolument pas à quoi m’attendre. Au programme de cet épisode aux accents cinématographiques : Le Grand Bleu, Alice au pays des merveilles et The Wall !
Fondée il y 6 ans, l'association de l'Entonnoir coordonne un lieu de vie festif qui génère rencontres et convivialité. La cantine populaire et les spectacles y sont pour beaucoup mais on compte également de nombreuses autres activités, depuis les cours d'Italien jusqu'aux ateliers de sérigraphie en passant par l'apprentissage de la danse bretonne. Tous les âges sont représentés à l'Entonnoir et je me souviendrai encore longtemps du chaleureux accueil qu'ils m'ont réservé... en chansons ! Découvrez le témoignage de Luc et Pierre de l’Entonnoir !
Personne n’est irremplaçable
Une étoile filante traverse le ciel. Sa trajectoire est coupée par de petits nuages. J’oublie de faire un vœu. Mais comme je ne sais pas bien ce que je veux en ce moment, ce n’est peut-être pas si important. Avec Jérémy, nous évoquons notre ancien réseau, celui des réserves naturelles. Au nom de certains ou certaines, nos visages se mettent à sourire. La nostalgie parfois nous rattrape mais nous savons tous deux qu’il était temps pour nous de partir. Et personne n’est irremplaçable. Etrangement, plus la soirée passe et plus nous sentons la température monter. Et l’alcool n’y est pour rien ; nous n’avons bu que trois verres. Le vent a simplement changé. Jérémy décide de rester passer la nuit ici, sur la plage. Il ne sera pas seul. Depuis notre plongée, trois tentes se sont montées à quelques mètres de notre emplacement. Il est minuit quand je remonte au camion. Le petit sentier est raide et m’oblige à escalader avec pour seule lumière celle de mon portable. Je rejoins le van au bout de dix petites minutes et installe le lit pour la nuit. Je ne suis pas mécontent d’avoir la place pour moi tout seul finalement ; je m’étale de tout mon large et tombe presque aussitôt dans un sommeil profond. Les moustiques peuvent sucer mon sang ; ils ne me réveilleront pas cette nuit.
Plongée matinale
« - Mais comment il fait pour respirer, là-dessous ? (Johanna)
- Jacques ? Il respire pas... (Enzo) »
7h. Le réveil sonne. Je suis incapable de savoir où je suis et il me faut quelques minutes pour reprendre contact avec la réalité. Nous avons rendez-vous avec Diane à 9h et si nous voulons avoir une chance de plonger ce matin, j’ai intérêt à ne pas trainer. Pendant que le café chauffe, je prépare mes affaires. Les couleurs ce matin sont magnifiques et je sens l’odeur de la mer. Encore cette sensation d’être privilégié. Etrange. A mon arrivée sur la plage, les trois tentes sont encore fermées. Jérémy est allongé dans la même position que lorsque je l’ai quitté la veille ; il regarde pensivement la mer. Nous filons aussitôt à l’eau et nous y enfonçons sans aucune difficulté. Pas un nuage ce matin ; la lumière parvient à éclairer des affleurements que nous n’arrivions pas à distinguer la veille. Nous nous laissons bercer par le mouvement de la mer et nous mettons à danser sur le rythme des poissons que nous observons ; et qui nous observent. Mais ce n’est sûrement qu’une impression. Sous l’eau, je fais signe à Jérémy ; il faut revenir à la plage. Nous faisons demi-tour, à regret. Le café n’a jamais été aussi bon alors que nous nous laissons sécher par le soleil. Malheureusement, pas de temps pour la contemplation ; il faut filer. Les épingles n’ont pas disparu pendant la nuit et la remontée me donne par endroits des petits coups de chaud. Parvenus en haut, je respire ; je suis content de retrouver l’asphalte.
L’AFP à la Massane
« Le bois mort, c’est la vie » (Diane)
Il y a quelques jours, alors qu’elle m’informait de l’inscription de la hêtraie de la Massane à l’UNESCO, Diane m’a proposé d’accompagner les journalistes de l’AFP venus pour faire un reportage. Manque de bol, il n’y a pas de places assises pour Jérémy qui se retrouve dans le coffre du 4x4. Une bonne demi-heure de soubresauts plus tard, nous parvenons à la fin du sentier « carrossable ». Jérémy ne laisse rien paraitre ni devant nous, ni devant les deux journalistes ; mais il a dû être bringuebalé dans tous les sens. Nous entamons la montée vers la Tour de la Massane. Pour le moment, aucun hêtre en vue. Le sentier aménagé ne parcourt que les espaces les moins sensibles de la réserve naturelle ; et la hêtraie est un joyau qu’il convient de protéger d’une trop grande affluence. Pendant la montée, l’un des journalistes a de plus en plus de mal à reprendre son souffle. Moi qui ne suis pas particulièrement sportif et qui fume, je n’ai aucun mal à mettre un pied l’un devant l’autre ; et, c’est bête, mais ça me rassure. La cameraman, elle, sautille aux côté de Diane et d’Elodie, chercheuse et gestionnaire de la réserve. Au-dessus des chênes verts et des érables de Montpellier, la tour soudain se dévoile, à quelques 800 m d’altitude. Autour de nous, ça grouille de partout ; je n’en reviens pas du nombre de personnes que la réserve attire. Et ça n’a rien à voir avec l’inscription à l’UNESCO ; toutes les personnes interrogées l’ignorent. Au moment des séquences de tournage, je me rends invisible ; je ne suis pas censé être là et je ne suis pas sûr que mes anciens employeurs apprécieraient de me voir interrogé. Je ne peux cependant m’empêcher de glisser quelques messages-clés à Diane : - « Seuls 0,25% des forêts françaises sont strictement protégées de toute exploitation » est celui qui semble avoir particulièrement retenu l’attention de l’AFP. Parfait. Nous sommes dans la hêtraie, entourés d’arbres parfois rabougris et pourtant pleins de vie. Plus bas, on entend la Massane couler. Et pour la deuxième fois de la journée, je me sens privilégié.
L’Atelier de l’Entonnoir : des punks mais pas que
« En retard, en retard, j'ai rendez-vous quelque part, je n'ai pas le temps de dire au revoir, je suis en retard, en retard. » (le lapin blanc)
De retour au parking où j’avais laissé le van, nous reprenons la route de Prades. Il est 15h et je suis attendu à l’Atelier de l’Entonnoir à 16h pour un entretien. Alors que je stresse de ne pas être à l’heure, Jérémy tente de me rassurer : - « Ne t’en fais pas, c’est des punks ». La suite prouvera qu’il n’a pas tout à fait tort… Rue des Marchands, je longe la devanture de l’Atelier mais ne perçois aucune porte, aucune entrée. Les deux SDF assis sur le trottoir en face m’indiquent que le lieu est fermé mais que je peux passer par une porte située à l’arrière du bâtiment. – « Gauche, gauche, tu ne peux pas te tromper gamin ». Et bien si, je peux complètement me tromper gamin. La porte que je pousse donne sur une petite courette où sont disposé quelques transats. Ambiance hippie, je dois être au bon endroit. D’ailleurs, j’entends dans l’air plusieurs personnes reprendre « L’hymne de nos campagnes » de Tryo. Bon, certes, il y a plus hippie que Tryo. Je traverse la cour, arrive dans un vestibule où deux gars sont en train de discuter. On se salue et j’explique la raison de ma présence. Sauf que je ne suis pas du tout au bon endroit – « Je cherche Sara ; vous savez où je peux la trouver ? ». – « Sara de l’Entonnoir ? ». Je n’ai pas atterri dans un tiers-lieu culturel mais dans une colocation ! L’Entonnoir est à côté ; je n’ai simplement pas pris la bonne porte. Les gars sont chouettes, ça les fait marrer ; l’un d’eux propose de me donner la main jusqu’à l’Entonnoir. Je ne peux pas refuser… d’autant plus que je suis un peu en retard et je n’aime pas être en retard.
« Ben nous on était cinq chômeurs / A s'payer une tranche de bonheur / Une tranche de tagada tsoin-tsoin » (Hubert-Félix Thiéfaine)
La deuxième porte donne sur une cour bien plus grande. Je remercie mon sherpa pour sa gentillesse. A gauche, je reconnais les voix des interprètes de Tryo ; et ils n’ont pas bu que de l’eau. Je m’avance, attends la fin de la chanson pour demander où je peux trouver Sara. Je n’aurais que des regards amusés en guise de réponse. A droite, je me rapproche des cuisines et tombe sur Delphine, la seule employée de l’Entonnoir. – « Sara est en réunion, je la préviens de ton arrivée ». Je décide de me poser sur une des tables en terrasse et alors que j’allais sortir mon ordinateur pour m’avancer dans la rédaction, Rudy me tape sur l’épaule : - « Viens avec nous mon gars, ne reste pas tout seul ». D’accord monsieur. Me voilà assis entre une percussionniste et un guitariste. En face de moi, le violon entame l’air de « La fille du coupeur de joint » de Thiéfaine. On me met une guitare dans les mains. Ça doit se voir sur ma tête. Heureusement, je connais les accords et accompagne, discrètement, les autres musiciens et les chanteurs, avinés et heureux. – « Montre nous ce que tu sais faire le nouveau ! ». Oui monsieur. Sauf que je ne sais pas quoi jouer. En même temps, je ne connais pas non plus mille chansons par cœur et décide de reprendre « Wagon wheel » de Old Crow Medicine Show. L’original aurait été écrite par Bob Dylan mais il ne l’aurait jamais terminé. La petite histoire raconte qu’OCMS a imaginé la suite et je trouve que c’est beau. Je suis acclamé, on vient m’embrasser et me taper dans le dos. Ils me pinceraient la joue que ça ne me surprendrait pas. Pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir fait quelque-chose de foufou. Je suis heureux avec ces gens, ils sont heureux avec moi. J’en oublierai presque mon rendez-vous.
« Bon allez, faut que j’y aille. Tu veux une bière ? » (Luc)
Sara, que j’ai repéré, court partout. Entre deux chansons, j’arrive à la coincer : - « Tu penses que tu pourras me libérer quelques minutes ? ». – « Oui mais je dois d’abord dégager tout le monde, on est censé être fermés ». Mes nouveaux amis trainent un peu la patte et font jouer les nerfs de Sara. On m’invite à venir poursuivre le bœuf chez la percussionniste mais je ne peux pas, j’ai rendez-vous. Même si je pense que suis le seul à en rester persuadé. Les musiciens partis, Sara pointe pour moi deux personnes au bar. – « Luc et Pierre sont au Conseil d’Administration, tu peux commencer à discuter avec eux. ». Ce que je fais. J’aborde le bar et leur demande s’ils peuvent me consacrer quelques minutes. Quand je ressens que ça commence à partir dans tous les sens, je sors mon ordinateur de son étui et tente de reprendre le contrôle via ma grille d’entretien. L’échange est sympa – malgré les moustiques qui me dévorent les chevilles – et j’arrive, par milles astuces, à leur soutirer les informations dont j’ai besoin pour mon étude. De façon générale, il n’y a pas une seule personne que j’ai interrogée qui n’ait pas eu envie de partager son aventure. Et elle est souvent belle. L’Entonnoir, au départ, ce sont des marionnettistes et des artistes saltimbanques qui cherchent un lieu pour stocker leur matériel et organiser une cantine populaire pour les copains. Six ans plus tard, c’est un lieu où certains retraités se payent le luxe de venir manger. Quand Luc raconte l’histoire de cette vieille dame pour qui l’Entonnoir constitue sa seule échappatoire, le seul restaurant qu’elle peut se permettre, l’émotion est palpable. La réussite peut prendre tellement de formes. J’aime celle que me présente les deux comparses même si le MEDEF y trouverait certainement à redire. Avant de partir, on me propose une bière, une blanche IPA, ma bière pref. Alors qu’ils semblaient être pressés, le temps a fini par s’étirer. Ce n’est pas la première fois ; déjà Yoan de La Grange m’avait consacré trois heures alors qu’il ne disposait que de trois-quarts d’heure. J’aime bien parler aux gens et il faut croire que c’est réciproque.
Stay at Jeremy’s lodge
« Ayer maravilla fui llorona / Y ahora ni sombra soy » (Ginkobiloba)
A Sahorre, quand je lui raconte mes aventures, Jérémy a ce petit sourire du gars qui l’avait bien dit. Dans la maison résonnent les mélodies du groupe Ginkobiloba. Madeleine de Proust. J’ai découvert ce groupe il y près de quinze ans alors que j’habitais les Saintes-Maries-de-la-Mer. Devant l’église Notre Dame, un bar avait attiré mon attention ; où plutôt la serveuse, Jessica, désormais une amie. Et entre les prestations des gitans locaux venus draguer les touristes bouffés par les moustiques, cette musique envoutante. Mon fil rouge de ces trois mois passés en Camargue et mon souvenir de Jess. La soirée se poursuit dans le jardin où un barbecue s’improvise. On entend la Rotjà couler et les cigales froisser leurs ailes. On est bien chez Jérémy. Après une dégustation de quelques spiritueux, je sens que je pars ; il est temps de dormir.
« Bon, j’ai fait simple hein » (Jérémy)
Le lendemain, la pluie ne cessera quasiment jamais de tomber. Et il y a du brouillard. J’en profite pour avancer dans mon journal de bord pendant que Jérémy prépare ses affaires pour les vacances. Comme chaque fois que je prends mon ordinateur, les touches semblent coller à mes doigts et quand je mets un point final à ma prose, il est 18h. Ce soir, Raúl vient manger et pour l’occasion, Jérémy a fait « simple » : un gigot de chevreau et des pommes de terre rissolées dans la graisse de canard. Moi quand je fais simple, je fais des pâtes à la mozarella ; et c’est souvent dégueulasse d’ailleurs. Je suis vraiment content de retrouver Raúl. Et un peu déçu de ne pas revoir Carm, sa compagne, et de ne pas rencontrer leur petit Marcel, en vacances en Catalogne. Ça sera pour une prochaine fois. Raúl a été un des premiers à appliquer le protocole d’étude que je coordonnais sur les forêts. A l’avoir décortiqué dans tous les sens, il en est aujourd’hui un des plus grands spécialistes. C’est aussi une personne profondément gentille, à la voix calme où l’on perçoit des accents mélangés du Portugal et de la Catalogne. C’est enfin grâce à Raúl que j’ai observé mon premier loup, à la réserve de la Culebra, dans la province espagnole de Zamora, en 2017.
Pas de la Casa, usine à ciel ouvert
Sur la route qui me m’amène en Ariège le lendemain, je traverserai l’Espagne d’ailleurs. Sans même m’en rendre compte. Une enclave, Livia, dont la frontière est complètement invisible. Seuls les panneaux me font dire que je ne suis plus en France. Et les devantures des restaurants, dont les menus me donnent l’eau à la bouche. Avant de rejoindre mon spot pour la nuit, je décide de faire un petit crochet par Andorre. Je ne reviendrai pas de sitôt dans la région et je n’ai plus d’essence. Et plus de clopes. Alors que la montagne semblait jusque-là ne pas trop subir l’empreinte de l’homme, je reste ébahi devant cet énorme centre commercial à ciel ouvert qu’est le Pas de la Casa. Du vert intense des forêts et des prairies, on passe soudainement aux couleurs éclatantes et clignotantes invitant le chaland à faire le plein d’alcool, de cigarettes et d’essence. Une véritable usine. La station d’essence ressemble d’ailleurs à tout sauf à une station d’essence. Dans cet immense hangar, je n’ai jamais vu autant de pompes de ma vie et, d’une certaine manière, je me sens un peu coupable de participer à ce que je pense être une mascarade.
Batteries à recharger
« Wish you were here » (Roger Waters)
Ce soir, je ne rejoindrai pas ma pote Aude, fraichement arrivée au Relais Montagnard, ma prochaine étape. J’ai encore deux heures de route mais surtout, je ressens le besoin de me retrouver seul et de recharger les batteries. Depuis longtemps, je sais que je me nourris du contact des autres autant que je m’alimente de ma propre solitude. Et si, ces dernières semaines, je n’ai pas forcément aimé me retrouver en tête à tête avec moi-même, je suis, ce soir, irrémédiablement attiré par ce rendez-vous. J’ai repéré un spot sur park4night, sur les hauteurs de Luzenac. Une fois encore, j’en demande beaucoup à mon van. Je suis une piste en gravier sur plus de cinq kilomètres avant d’arriver sur une petite esplanade, ainsi que sur unes des plus belles vues qu’il m’ait été donné de voir. L’émerveillement qui éclaire mon visage se teinte progressivement de mélancolie. J’aurais aimé partager ce moment, cette vue, mon sourire ébahi. Les quelques larmes qui m'échappent ont un goût de spleen. Alors que je déguste mon omelette aux pommes de terre que Jérémy m’a donné, je vois passer une étoile filante au-dessus des sommets. J’ai encore oublié de faire un vœu.
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